· 

Voulez-vous une crespella au nutella?

L’un des sujets qui me passionnent le plus, dans le travail comme dans la vie, c’est l’art culinaire. J’adore manger, cuisiner, essayer de nouveaux plats ou me réconforter avec mes recettes préférées. Je me considère comme quelqu’un de plutôt ouvert à la cuisine du monde, capable de faire suivre sans problème à une pizza napolitaine une brioche à la cannelle (kanelbulle, pour les connaisseurs).

Cependant, mon ouverture d’esprit gastronomique se heurte inévitablement à mon esprit critique de traducteur. Et le fait de vivre dans un pays étranger n’aide pas. Disons qu’au bout de 13 ans, il y a des choses qui ne me choquent plus (si on s’en tient à une perspective strictement linguistique...), mais je trouve que le domaine de l’alimentation est une source inépuisable d’exemples de choix de traduction qui s’avèrent plus ou moins discutables, plus ou moins drôles, mais tous extrêmement intéressants d’un point de vue culturel et langagier.

 

Les exemples sont nombreux : pour éviter de me disperser, je vais essayer d’en classer quelques-uns en faisant référence à des procédés de traduction bien connus.

 

Emprunt simple ou adapté : grâce à la mondialisation, on mange désormais un peu partout, et notamment dans une capitale comme Paris, des sushis, des pizzas, des bagel, des cheesecake, des cookies, des avocado toast, des poké bowl… Ces mots sont des emprunts à la langue d’origine et l’orthographe reste la même, même si pour le pluriel il y a parfois des doutes : bagel ou bagels

 

Pour certains mots, c’est la morphologie (la forme des mots) qui est en cause, et on utilise un pluriel francisé : pizzas au lieu de pizze. 

 

Dans d’autres cas, l’orthographe est adaptée, comme pour gattò pour gâteau en italien (dans gattò di patate) et lasanha pour lasagna en portugais. Ce procédé est censé aider les locuteurs à bien prononcer le mot : on l’adapte à l’écrit pour éviter de mal le prononcer… c’est louable, au fond. Il me semble qu’il est moins répandu maintenant que la mondialisation s’est complètement emparée de nos marchés et de nos pensées. Et pourtant ce procédé serait encore utile, si on admet que la seule façon de bien prononcer nutella serait de l’écrire *noutella ;) (NdT : nutella est par ailleurs en italien un nom féminin et l’accent tonique tombe sur le e).

 

Il y aurait beaucoup à dire sur la prononciation… pour résumer : je suis désormais obligée de prononcer /kãpa’ʁi/ pour que le serveur comprenne tout de suite que j’ai envie de ma boisson italienne préférée.

 

Pour en finir avec les emprunts, je citerai le cas de panini : ce mot est un emprunt d’un mot italien, panino. En français – pourquoi, donc ? – on a emprunté la forme plurielle, panini. Même chose pour salami. Mystères de la langue de Molière. Or, il faut savoir qu’en plus, en Italie, un panino est un simple sandwich, qu’on ne chauffe pas forcément.

 

Calques : procédé moins productif que l’emprunt adapté, le calque consiste en une adaptation mot à mot et concerne plutôt des syntagmes. Comme la brioche à la cannelle déjà mentionnée ou le café serré pour le ristretto (ce dernier terme s’étant également diffusé, récemment, donnant lieu à un doublet).

 

Création avec adaptation morphologique : cette méthode un peu has been est très intéressante d’un point de vue linguistique, car elle montre les caractéristiques des langues et les parallèles entre elles. Parmesan pour parmigiano, pâtes pour pasta… il s’agit de véritables adaptations morphologiques qu’un linguiste expert pourrait, je pense, dater à vue. Un cas que j’ai toujours trouvé très drôle est celui de l’italien crespelle pour crêpes.


Tous ces procédés oscillent en réalité entre deux grandes tendances qui orientent les stratégies de traduction: la domestication et l’étrangéisation (magnifiques traductions de domestication et foreignization, voir The Translator’s Invisibilty : A History of Translation de Lawrence Venuti, 1995). Autrefois, on choisissait plutôt la domestication, avec des procédés comme le calque et la création, voire l’adaptation culturelle, en faisant appel au nom d’un mets connu, ressemblant plus ou moins au plat étranger (appeler spaghetti des nouilles, juste parce qu’ils en partagent la forme, ou "crêpes anglaises" des pancakes) alors qu’aujourd’hui on opte souvent pour l’étrangéisation, en empruntant le nom étranger.

La domestication a été récupérée par le marketing et on l’appelle maintenant localisation. Si le but est différent (pousser à l’achat), le moyen est le même : rassurer le lecteur avec des concepts qu’il connaît bien. 

 

Il y aurait plein de choses à dire, plein d’arcanes à dévoiler… pourquoi le vin chaud est appelé vin brûlé en Italie ? A quel moment a-t-on compris que le nom de la pizza est margherita et non pas *margarita ?

 

Il y aurait également beaucoup à dire sur la façon dont de nombreux plats ont été exportés, concrètement. Les mots véhiculent des sens ou, dans ce cas précis, des recettes ! Mais pour cela, je vous laisse comparer vous-même les versions originales… et les emprunts !


Pour approfondir

Domestication et étrangéisation sont deux tendances opposées. La première implique le choix, quand on traduit, d’un mot qui ne choque pas le lecteur, un mot proche de sa culture et du contexte auquel il est habitué. C’est un procédé qui a été très utilisé dans la traduction littéraire et dans le monde culturel. Ainsi, les Italiens ont-ils lu au début du XXe siècle des livres d’Emilio Zola et de Giulio Verne… Et les Français ont admiré les œuvres de Léonard de Vinci (ah bon ? C’est encore le cas ?;)). Pour revenir au domaine alimentaire, vous avez sans doute dû lire dans Les quatre filles du docteur March l’histoire des citrons confits d’Amy. Dans la version originale, il s’agit de pickled limes, ce qui n’est pas exactement la même chose, mais le traducteur a préféré faire un choix de domestication pour que le lecteur puisse imaginer un aliment présent dans sa réalité. 

 

L’étrangéisation, au contraire, a un effet exotique. Le lecteur se retrouve confronté à un mot qu’il ne connaît pas et doit, s’il le veut, aller se renseigner pour comprendre de quoi il est question. Je me souviens par exemple que quand nous étions adolescents, mon frère et moi rêvions de manger un ramen. Certes, dans les mangas qu’on lisait ce mot était accompagné d’une image, mais comment aurions-nous pu en deviner le goût ? L’effet de l’étrangéisation est donc dépaysant mais en même temps il permet d’attiser la curiosité du lecteur et de lui faire découvrir d’autres mondes.

Écrire commentaire

Commentaires: 0